J'ai beaucoup de chance. J'ai une mémé. De 91 ans. 90 ans d'écart tout rond avec le tama.
Une femme extraordinaire. Comme il y en a des milliers. S'est casée avec un homme qu'elle a suivi 60 ans malgré tout, malgré la vie et les mauvais jours. Une femme qui marchait bien à l'école, qui a travaillé à l'usine toute une vie, à coller des chaussures. Une femme qui cuisinait comme on ne cuisine plus. Une femme qui m'a initiée aux joies des casseroles, aux doigts qui glissent dans les plats en préparation. Une femme à qui on pouvait raconter meetic, internet, les préservatifs et les premiers jobs. Une femme qui s'intéressait à chacun des voyages de sa petite fille aux quatre coins du monde. Une femme qui n'a guère quitté son village, pour qui congés payés ont rimé avec un unique voyage en Alsace, une fois, une semaine. Une femme qui a su dès les deux premières semaines de ma grossesse partager avec gourmandise mon secret.
Cette femme vit aujourd'hui dans 12m2. Sa chambre est faite de plastique. Bleu lavande. La salle de bain sent le pipi. Cette femme est douchée au mieux toutes les 3 semaines. Pour 1500 euros mensuels. Qu'elle n'a pas. Cette femme a laché prise, raconte sa toilette, son repas, ses douleurs, comme une litanie pour passer le mauvais temps. Elle se met en colère désormais. Dit des mots jamais entendus dans sa bouche. Cette femme est aigrie. Et je la comprends.
Je vis dans 160 m2. A Madrid. Au soleil. Je ne travaille pas. J'ai une chambre libre. Je pense à elle. Chaque matin. Chaque midi. Chaque soir.
On fête mon mariage, on fête ma fille. Chacun dans la famille s'extasie sur les photos que je poste avec la régularité d'un métronome sur le blog familial. Mais elle ? Que fait on d'elle si ce n'est de se dire qu'elle n'est plus celle qu'on a connue. Les meilleures sont à ses côtés, chaque jour ou presque, les autres nous cachons derrière notre petit doigt, nos emplois du temps, nos kilomètres, nos gosses et nos boulots.
Chaque jour, je voudrais l'appeler pour lui demander pardon. Chaque jour, je suis lâche et je balaye cette idée noire en regardant le tama grandir. Comment pourrait elle seulement me pardonner ? Je comprends mieux pourquoi certains animaux s'en vont se cacher pour mourir. Quelque part, nous faisons la même chose.
DQJM